Les premières lignes de l'ouvrage de souvenirs Le Regard du Chat :
« Jeannot à table ! », « Jeannot à la maison ! », Jeannot par-ci, Jeannot par-là… et en fin de compte, Jeannot nulle part. Introuvable Jeannot malgré les appels répétés de sa grand-mère, souvent relayés par les voisins ou même des copains de cette rue Pierre Curie à La Bourboule. Ce n’était pas de la mauvaise volonté de ma part, mais j’étais si loin de tout au long de mes escapades imaginaires que j’en oubliais la réalité des choses.
Cette rue, ma rue, c’était le Far West d’un petit garçon dans un mouchoir de poche qui avait bien le temps de penser à demain. Chevauchant un illusoire canasson, j’étais un chef indien paré des plumes d’une volaille passée à la casserole. Armé d’un arc de ma fabrication, carquois en carton fixé à ma ceinture et farci de flèches taillées par mes soins, je défendais mon immense territoire d’un bout à l’autre de la rue. Ma rue, c’était nos jeux avec les copains.
Avant les années 1950, il y avait peu de circulation pour entraver nos cavalcades désordonnées et criardes. On pouvait aisément jouer au foot sur le bitume, y engager des parties de billes, d’osselets ou de Jokari et même se lancer dans des sprints échevelés sur nos vélos. Ma rue, c’était aussi mes heures d’enfant calme et solitaire. Assis au bord du trottoir, je me perdais dans des nuages bien trop changeants et peuplés de chevaux blancs dessinés dans de sauvages contrées dont j’étais le conquérant. J’avais des ports au bout du monde et je connaissais des océans plus vastes encore que ceux de l’école. Je m’embarquais pour une traversée vers le soleil des îles blondes mais mon rêve chavirait soudain à l’appel d’un « Salut Jeannot » d’une connaissance de passage qui me ramenait brusquement au pays des adultes.
Alors, je répondais d’un vague sourire. Je prenais un malin plaisir à observer les passants tant j’aimais décortiquer leurs attitudes de gens pressés ou nonchalants, de personnes préoccupées ou distraites. Le vitrier et le chiffonnier manifestaient à tue-tête leur présence pour attirer le client et tout un petit monde, avec plus ou moins de relief, circulait devant moi. Un seul d’entre eux brisait la monotonie de la matinée. Bedaine en avant et sacoche en bandoulière, de jour en jour plus rougeaud, l’énorme facteur faisait sa tournée quotidienne. Il ne manquait jamais le verre de vin offert à chacun de ses arrêts, à plus forte raison quand il était porteur d’un mandat, ce qui lui valait parfois un deuxième voire un troisième canon. Un jour, son porte à porte s’est soudain arrêté et on n’a jamais su de quoi il était mort.
Ma rue, c’était mon insouciance, mes flâneries et mes rêves éparpillés. Plus loin, c’était déjà trop loin pour le petit gars qui ne savait rien encore du manège des grands qui rabâchent aux enfants qu’on ne prépare pas son avenir dans les nuages. Avant tout, ma rue… c’était ma liberté !